La voix de la non-violence rendue silencieuse. Ce jeudi 4 avril 1968 une
terrible nouvelle est relayée par les agences de presse Reuter, A.F.P
et A.P: l'assassinat du révérend baptiste
Martin Luther King.
Passé le choc de cette tragédie, on redoute que ce meurtre n'entraîne
des troubles graves. Il est en effet considéré comme «le seul homme
capable de freiner la violence» dans un contexte de lutte contre la
ségrégation raciale, de propagande raciste, et d'extrémisme de la part
de Blancs comme de Noirs. Le président
Lyndon B. Johnson décrète la journée du 7 avril journée de deuil national à la mémoire du pasteur.
L'attentat à Memphis au Tennessee
«Le Pasteur Martin Luther
King, Prix Nobel de la Paix et l'un des chefs de file noirs des
mouvements pour les droits civiques aux États-Unis,
a été tué d'un coup de feu aujourd'hui à Memphis, vers 18 heures (locales), alors qu'il se trouvait au balcon de sa chambre d'hôtel», peut-on lire dans
Le Figaro
du 5 avril 1968. Le quotidien, reprenant les dépêches d'agences de la
veille, précise que «La police a déclaré que le pasteur avait été
atteint à la tête et admis immédiatement dans un hôpital». Concernant
l'auteur du crime il est indiqué que «des voitures-radio parcourent le
centre de la ville en donnant le signalement d'un jeune blanc qui a pris
la fuite aussitôt après l'attentat en laissant tomber une arme.»
L'édition du journal des 6 et 7 avril donne davantage d'informations sur
le drame. On y apprend que la balle -provenant d'un «fusil Remington»,
équipé d'une lunette télescopique- qui a abattu Martin Luther King «a
été tiré du deuxième étage d'un hôtel situé face au “motel” Lorraine sur
Mulberry Street, où habitait le leader noir depuis la veille». Les
seuls témoins semblent être deux pasteurs qui attendaient la victime en
bas de l'hôtel pour aller dîner ensemble. Ainsi le révérend Jesse
Jackson rapporte: «King était au balcon du premier étage du motel. Il
venait de se baisser pour nous parler. S'il était resté debout, il n'aurait pas été touché au visage.»
Le pasteur Ben Branch ajoute: «Lorsque j'ai levé les yeux, la police et
les shérifs adjoints couraient tout autour. La balle avait atteint
Luther King en plein visage. Nous n'avons pas eu besoin d'appeler les
policiers, il y en avait partout.» Le mourant est transporté en
ambulance à l'hôpital St Joseph un quart d'heure plus tard. Et selon la
déclaration du chef des services d'urgences il «est décédé à 19 heures des suites d'une blessure par arme à feu dans le cou, à la base du cou.»
Le chef d'«une armée non-violente»
L'occupant
de la funeste chambre 306, est venu à Memphis pour soutenir les
éboueurs noirs, en grève depuis le 12 février. Et appuyer leurs
revendications -la reconnaissance de leur syndicat par les autorités
municipales- en organisant une marche.
Le prédicateur mène depuis des années la lutte pour les
droits civiques des Noirs: il est le fondateur -en 1956 à Atlanta (en
Géorgie)- de la «Southern Christian Leadership conference» (S.C.L.C.)
dont le but est à l'origine de faire la liaison et coordonner les
activités des divers militants intégrationnistes dans le Sud sous la
bannière de la résistance non violente.
Le Figaro du 6 avril 1968 précise que
l'organisation est créée à la suite des succès remportés par Martin Luther King à Montgomery, capitale de l'Alabama,
«où le boycottage des lignes d'autobus par les noirs avait mis fin à
l'humiliante pratique de les rassembler à l'arrière du véhicule, les
places de l'avant étant réservés aux blancs.».
» LIRE AUSSI - Ségrégation et discriminations aux États-Unis dans les années 60
Ensuite
les
activités de la S.C.L.C se sont étendues «à l'échelle nationale pour
prêcher l'intégration et la participation à part entière des Noirs dans
la vie américaine.» Le journal rappelle également que les formes de
protestation adoptées par le mouvement du pasteur sont: les
manifestations sur une grande échelle, les marches (comme celle de
Selma) et les boycottages non-violents.
» LIRE AUSSI -: Selma, 7 mars 1965: «Bloody Sunday» en Alabama
I have a dream: un rêve pour «son peuple»
La marche sur Washington de juillet 1963, qu'il organise
en accord avec des militants modérés, marque le sommet de sa carrière.
Deux cent mille personnes autour du monument de Lincoln et sur le haut
des marches, devant la statue du président assassiné, le révérend King
prononce le plus beau discours de sa vie dans lequel il évoque son rêve,
«
un rêve profondément enraciné dans le rêve américain»: «Je rêve
qu'un jour, sur les collines rousses de Géorgie, les fils des anciens
esclaves et les fils des anciens esclavagistes prendront place tous
ensemble à la table de la fraternité. […] Je rêve qu'un jour mes quatre
petits enfants vivront dans une nation où ils ne seront plus jugés sur
la couleur de leur peau, mais sur leurs mérites.»
» LIRE AUSSI - I have a dream de Martin Luther King , la genèse
Un homme contesté par les leaders noirs extrémistes
La
modération de Martin Luther King, ainsi que ses qualités
d'organisateur, en font un interlocuteur valable pour la Maison-Blanche.
Au moment des événements de Memphis, il soutient un projet de loi,
demandant un certain nombre de mesures élémentaires telles qu'une
modeste allocation familiale pour chaque enfant mineur, où la création
de trois millions d'emplois spéciaux pour les travailleurs non
qualifiés.
Mais le choix de la non-violence de Martin Luther King est contesté comme le souligne le correspondant du
Figaro Nicolas Châtelain dans l'édition du 6 avril: «
Les activistes de Malcom X estimaient que la non-violence ne valait plus rien comme instrument de revendication.
Les militants féroces du Black Power, racistes à rebours, accablaient
King de leur mépris, l'accusaient ouvertement de collusion avec les
blancs, le décrivaient comme une sorte de “collabo”.» L'expression
«pouvoir noir», est lancée en 1966 par le militant des droits civiques
Stokely Carmichael. Ce dernier rompant ensuite avec la non-violence, se
radicalise et prône notamment l'auto-défense, l'auto-détermination, la
fierté de l'appartenance à la communauté noire.
» LIRE AUSSI - Malcolm X, l'apôtre de la violence
Martin
Luther King sait que sa vie est menacée: «Si le prix à payer pour
débarrasser les États-Unis de l'injustice et des préjugés est ma mort,
je suis prêt à le payer». Il connaît plusieurs tentatives d'assassinat
orchestrées par des membres des deux communautés -blanche et noire. En
1968 son leadership commence à s'éroder.
Sa mort provoque des explosions de violence dans le pays
Au
moment de sa mort le prédicateur chrétien est en effet sur le point
d'être dépassé par ses propres troupes. Les dernières émeutes noires
-Watts, Harlem, Detroit etc.- ont éclaté à son insu, indique
Le Figaro
dans son édition du 6 avril. Néanmoins, pour de nombreux Américains, sa
disparition est une catastrophe: son influence bienfaisante est une
perte pour le pays.
Ainsi Léo Sauvage, un de nos correspondants aux États-Unis, écrit dans
Le Figaro du 6 avril: «
Il faudrait un miracle désormais pour maintenir un calme relatif dans les rues des grandes villes américaines,
et ceci sans attendre l'été. Tout d'abord parce que l'assassin de
Memphis a fait plus, en une seconde, pour renforcer l'extrémisme noir,
que des années de propagande extrémiste; et ensuite, parce que, dans
toute l'Amérique, il y avait un seul homme capable de freiner, de
détourner, de déjouer peut-être, la violente croissante: la victime de
l'assassin.» Le journaliste rappelle ensuite qu'après un attentat à la
bombe en 1963 à Birmingham contre l'hôtel où il résidait -qui ne fit que
des dégâts matériels- le pasteur réussit à faire en sorte que
l'explosion de rage, ne se transforme pas en émeute, en exhortant les
Noirs à respecter le principe de la non-violence.
Malgré
plusieurs appels au calme -dont ceux du Président Johnson et de Robert
Kennedy-, des violences éclatent dans les villes d'un bout à l'autre du
pays (Washington, Chicago, Baltimore, Pittsburgh, New York…): pillages
et saccages de magasins, incendies volontaires.
Le Figaro du 8 avril donne un bilan provisoire: trente morts, des milliers de blessés et des milliers d'arrestations.
En définitive les émeutes raciales sont moins meurtrières que celles de l'été précédent.
» LIRE AUSSI -: Detroit: ce que disait James Baldwin des émeutes raciales en 1967
Un condamné qui nie, la commission d'enquête qui parle de complot...
Le 11 mars 1969
Le Figaro évoque
le procès de l'assassin, un délinquant récidiviste blanc: «Après un
procès qui a duré moins de trois heures et demie, James Earl Ray a été
condamné à quatre-vingt-dix-neuf ans de prison, pour le meurtre du
pasteur Martin Luther King.» L'accusé a plaidé coupable dès l'ouverture
du procès en échange de la vie sauve. Le juge Preston Battle réaffirme
«que ni la défense ni l'accusation n'avaient fourni de preuve permettant
d'établir qu'il s'agissait d'un complot». Précisant que si cette thèse
devait se révéler vraie, l'État engagerait des poursuites. Ray, lui,
précise lors de l'audience «qu'
il n'était pas d'accord avec la théorie selon laquelle il n'y avait pas eu de complot.»
Après avoir avoué le crime dans un premier temps, il se rétracte
ensuite, affirmant avoir conclu un arrangement sous la pression.
Le 17 août 1978
Le Figaro révèle, que le condamné a
protesté de son innocence la veille devant la commission des
assassinats de la Chambre des représentants: «
Je n'ai pas tué le docteur Martin Luther King.»
Il a déclaré que «le meurtre était le résultat d'un complot ourdi entre
le F.B.I. et la police de Memphis.» Le dossier est en effet rouvert dix
ans après la mort du défenseur des droits civiques des Noirs
américains, parce que nombre de gens aux États-Unis estiment que toute
la lumière n'a pas été faite. Quelques mois plus tard la commission
d'enquête rend ses conclusions. «
Elles laissent planer un doute sérieux sur la version officielle de sa mort, et le mot complot est prononcé» précise
Le Figaro
le 1er janvier 1979. Le journal poursuit en indiquant que Martin Luther
King «prêchait la non-violence, allant même jusqu'à inciter les soldats
de couleur à cesser de se battre au Vietnam» et que cet appel à la
«désertion» lui fut fatal. Et poursuit: «Et l'on admet onze ans après sa
mort, que le pasteur King, comme le président Kennedy, a été victime
d'une conspiration. Une conspiration qui reste celle du silence.» Le
condamné ne cesse de clamer son innocence, jusqu'à sa mort en prison en
1998 et le plus jeune fils du révérend assassiné s'est dit convaincu de
son innocence, après l'avoir visité en détention.
Des obsèques d'une grande ampleur rappelant celle de John F. Kennedy
Le
9 avril 1968, «cent mille personnes rendent un dernier hommage» au
leader noir assassiné lors de ses obsèques, à Atlanta-sa ville natale-
«dans une atmosphère d'extraordinaire ferveur» constate l'envoyé spécial
du
Figaro. Il précise que «le plus frappant était sans doute la
dignité, le calme et la discipline de cette immense foule. Pourtant la
manifestation a duré près de neuf heures.» Le corps du défunt «placé sur
une charrette de paysan, traînée par deux mules, est transporté à
travers les rues d'Atlanta vers le Campus de l'Université ou le pasteur
fit ses études.»
C'est «une interminable marche, longue de six kilomètres», silencieuse à
la demande du pasteur Abernathy, le successeur du pasteur à la tête de
la S.C.L.C., sauf pour chanter les hymnes. Parmi les personnalités
présentes, des politiques comme le vice-président Humphrey, Richard
Nixon, Robert Kennedy, Eugène McCarthy -tous trois candidats à la
présidence-, le gouverneur de New York M. Rockefeller, Jacqueline
Kennedy et de nombreux artistes comme Harry Belafonte, Marlon Brandon,
Sammy Davis.
Au cours du service funèbre des extraits enregistrés
sur magnétophone d'un des derniers semons prononcés par le pasteur sont
diffusés. Il y évoquait sa mort qu'il devinait prochaine et faisait
quelques recommandations à ses paroissiens: «Dites, le jour de mes
funérailles que Martin Luther King Jr s'est efforcé de faire don de sa
vie… Qu'il a essayé de donner de l'amour...
Dites que j'ai essayé d'aimer et de servir l'humanité.»